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Pendergast décida de fermer les yeux et de ne pas laisser l’obscurité lui engourdir l’esprit. Peu à peu, l’échiquier sortit des brumes de sa pensée pour se matérialiser à l’intérieur de sa tête. Les pièces d’ivoire et d’ébène, polies par des années de manipulation mentale, attendaient sagement le début de la partie, en ordre de bataille. L’humidité froide de la pierre, la morsure des menottes autour de ses poignets et de ses chevilles, son corps douloureux, la voix terrifiée de Nora tout près de lui et les hurlements inhumains qui déchiraient le silence dans les profondeurs de la vieille demeure... Les éléments composant l’univers sonore de Pendergast s’effacèrent les uns après les autres pour ne plus laisser place qu’à l’échiquier, dont la réalité abstraite baignait dans une lumière douce au cœur des ténèbres de son esprit apaisé. Mais le moment propice n’était pas encore venu et Pendergast attendait patiemment, s’appliquant à calmer les battements de son cœur en s’efforçant de respirer posément. Enfin, lorsqu’il se sentit prêt, l’inspecteur avança la main, caressa une première pièce et fit avancer son roi de deux cases.
Les noirs contre-attaquèrent aussitôt et le jeu trouva son rythme, serein dans un premier temps, puis de plus en plus rapide, au point que les pièces donnaient l’impression de voler sur l’échiquier. Pendergast fit pat au premier jeu et entama une nouvelle partie, au terme de laquelle il obtint le même résultat. Soudainement, l’échiquier en bataille se trouva plongé dans le noir le plus absolu.
Pendergast, enfin prêt, se décida à ouvrir les yeux.
Il se tenait sur le palier du premier étage de la Maison de la Rochenoire, l’immense et vénérable demeure de Dauphine Street à La Nouvelle-Orléans où il avait grandi. À l’origine, le bâtiment avait accueilli un couvent de carmélites avant d’être racheté au XVIIIe siècle par l’un des lointains ancêtres de Pendergast qui avait fait procéder au réaménagement de ce dédale de pièces voûtées et de couloirs sombres.
La Maison de la Rochenoire avait été ravagée par un incendie peu après le départ du jeune Pendergast pour l’Angleterre où il avait été mis en pension, mais l’inspecteur y revenait souvent dans le secret de sa sérénité intérieure. Rochenoire représentait bien davantage que le sanctuaire des nostalgies de son enfance ; avec le temps, la maison s’était imposée comme un lieu de retraite privilégié où il pouvait à loisir accumuler les souvenirs, cultiver son savoir et méditer en toute quiétude. Il avait pris l’habitude d’y remiser ses observations et ses pensées les plus privées, ainsi que les secrets de la famille Pendergast. C’était là, dans le décor néo-gothique de cette vieille demeure familière, qu’il aimait à venir se ressourcer sans que personne ne vienne interrompre son recueillement.
Aujourd’hui tout particulièrement, Pendergast avait toutes les raisons de se retrouver face à lui-même dans ce cadre intime. Pour la première fois de sa vie ou presque, il avait connu l’échec. Tout n’était pas perdu, pourtant, et s’il existait une solution à son problème, il la trouverait à Rochenoire, dans le secret et l’isolement de sa pensée, à force d’arpenter mentalement le temple de sa mémoire.
Pendergast déambulait, l’air songeur, dans les couloirs interminables de la maison, le bruit de ses pas assourdi par l’épaisseur des tapis, sans prêter attention aux niches de marbre disposées le long des murs roses. Chacune des niches contenait un minuscule ouvrage finement relié de cuir. Plusieurs de ces livres avaient bel et bien existé dans la vieille maison ; les autres, purement imaginaires, étaient de simples constructions mentales que Pendergast avait pris soin de stocker dans sa mémoire, en cas de besoin : le souvenir soigneusement entretenu d’anciennes histoires oubliées, mais aussi de simples faits épars, des dates, des chiffres, des formules chimiques ou mathématiques, des observations métaphysiques complexes, un cortège décousu de pensées accumulées au cours d’une existence nourrie d’expériences et de curiosité.
L’inspecteur se trouvait à présent devant la lourde porte en chêne de sa propre chambre. En des temps plus normaux, il aurait tourné la clé dans la serrure et aurait poussé le battant pour musarder paresseusement dans la pièce, heureux d’y retrouver des objets familiers et toute l’imagerie rassurante de son enfance. Mais il avait des affaires plus pressantes à régler aujourd’hui, et il préféra continuer son chemin, caressant machinalement la poignée de laiton poli au passage. Le temps lui était compté et il lui faudrait visiter d’autres pièces cette fois, à la recherche de souvenirs plus anciens et infiniment plus inquiétants.
Il n’avait fait qu’exprimer la vérité en avouant à Nora son incapacité à considérer cette affaire avec le recul nécessaire. Un manque de recul qui l’avait conduit dans cette cave, entraînant dans son sillage la jeune femme et conduisant à sa perte le malheureux Patrick O’Shaughnessy dont il se reprocherait éternellement la disparition. Pendergast n’avait pourtant pas tout dit à Nora ; en particulier, il avait passé sous silence le choc terrible ressenti à la vue du cadavre dans sa vitrine. Le cadavre d’Enoch Leng, comme il l’avait immédiatement compris ; ou plutôt d’Antoine Leng Pendergast, son arrière-grand-oncle.
Antoine Leng Pendergast s’était révélé fidèle aux rêves de sa jeunesse en perçant le secret de la vie.
Les ultimes survivants du vieux clan des Pendergast - tout du moins ceux qui étaient encore sains d’esprit -étaient persuadés de longue date que l’oncle Antoine était mort bien des années auparavant, très probablement à New York où il semblait s’être évanoui dans la nature au cours de la seconde moitié du XIXe siècle. Une fraction non négligeable de la fortune considérable du clan Pendergast avait d’ailleurs disparu avec l’oncle Antoine, au grand dam de ses neveux et nièces.
Quelques années plus tôt, alors qu’il enquêtait sur l’affaire du Massacre du métro, Pendergast était tombé par hasard sur de vieilles coupures de journaux exhumées des archives de la Bibliothèque municipale de New York par son fidèle allié, le curieux Wren.
Les auteurs de ces articles, unanimes, s’étonnaient d’une soudaine recrudescence des disparitions dans la première ville d’Amérique. En recoupant les dates, Pendergast avait constaté non sans effroi que ces disparitions inexpliquées coïncidaient à peu de choses près avec l’arrivée de l’oncle Antoine à New York.
Tout avait débuté par la découverte dans l’East River d’un corps atrocement mutilé, sorti tout droit de la salle d’opération de quelque chirurgien satanique. Ce crime n’avait jamais été élucidé, et la police de l’époque ne semblait y avoir prêté qu’une attention discrète, eu égard aux origines plébéiennes du mort, un jeune mendiant sans famille. Toute une série de coïncidences et de détails troublants avaient toutefois éveillé la curiosité de Pendergast qui avait cru y voir la main de son arrière-grand-oncle, décidé coûte que coûte à mettre au point sa formule de jouvence.
Poursuivant la lecture des journaux, l’inspecteur avait fini par découvrir une demi-douzaine de meurtres similaires s’étalant dans le temps jusqu’à l’année 1935.
Se posait alors une simple question : Leng avait-il réussi dans son entreprise, ou bien était-il mort aux environs de 1935 ?
La mort de l’oncle Antoine était de loin l’hypothèse la plus plausible, mais il subsistait tout de même un doute dans l’esprit de Pendergast. D’ailleurs, quel crédit accorder à un savant prétendant avoir percé le secret de l’immortalité ? D’un autre côté, Antoine Leng Pendergast était sans doute fou, mais c’était aussi un esprit scientifique éclairé.
Malgré ses doutes, l’inspecteur avait décidé de rester vigilant. Dernier héritier de la longue lignée des Pendergast, il se sentait responsable des faits et gestes de son grand-oncle, comme de l’honneur du nom qu’il portait, et il avait décidé de rester attentif au cas très improbable où l’oncle Antoine ferait à nouveau parler de lui. Avec le temps, son attention ne s’était jamais relâchée, et il avait aussitôt soupçonné la vérité en voyant passer au FBI une dépêche évoquant le charnier de Catherine Street. Le terrible meurtre de Doreen Hollander n’avait fait que confirmer ses appréhensions ; c’était la preuve qu’Antoine Pendergast avait bien réussi son incroyable pari.
Et voilà qu’au moment où l’inspecteur le retrouvait enfin, Antoine Leng Pendergast était mort.
Il ne faisait guère de doute à ses yeux que le corps momifié retrouvé dans la vitrine était bien celui de son arrière-grand-oncle, rebaptisé Enoch Leng depuis son installation à New York. En se rendant dans la vieille demeure de Riverside Drive, Pendergast s’attendait à une confrontation avec son ancêtre, et il avait été d’autant plus stupéfait de retrouver son cadavre supplicié. Un imposteur avait pris sa place, restait à savoir qui.
Une chape de mystère planait sur l’identité du bourreau d’Enoch Leng. Qui donc le retenait prisonnier avec Nora ? À en juger par l’état de décomposition de son cadavre, Leng était mort au moins deux mois plus tôt, c’est-à-dire avant la découverte du charnier de Catherine Street et le meurtre de Poreen Hollander.
Une constatation extrêmement curieuse qui éclairait l’affaire d’un jour complètement nouveau.
Et ce n’était pas la seule difficulté de ce casse-tête ; depuis qu’il était entré dans la demeure de son arrière-grand-oncle, Pendergast avait l’impression désagréable d’avoir négligé un aspect essentiel de l’affaire. Un élément crucial, susceptible de donner un sens à cette étrange histoire.
Mentalement, il poursuivit sa visite de la Maison de la Rochenoire, traversant le palier pour se retrouver devant une nouvelle porte, celle de la chambre de son frère. Pendergast l’avait condamnée depuis longtemps dans son esprit et il ne s’y attarda pas.
Le palier aboutissait à un escalier circulaire monumental donnant sur le vaste vestibule de Rochenoire. Retenu au plafond en trompe-l’œil au moyen d’une chaîne dorée, un gigantesque lustre de cristal dominait de toute sa masse le hall de marbre. Pendergast s’engagea dans l’escalier, plus songeur que jamais. Arrivé en haut des marches, il ignora une porte à double battant ouvrant sur la bibliothèque pour se diriger vers une salle tout en longueur plongée dans la pénombre. Autrefois, cette pièce avait servi de réfectoire aux carmélites, mais Pendergast l’avait personnalisée en y installant mentalement quelques vieux meubles de famille - des chiffonniers en bois de rose et quelques paysages d’Albert Bierstadt et de Thomas Cole - mais aussi des objets plus insolites, notamment des jeux de tarots anciens, des boules de cristal, un appareil divinatoire pour médium, des chaînes et des bracelets de force, et toutes sortes d’accessoires de prestidigitation. On devinait d’autres objets dans les recoins les plus sombres de la pièce, sans qu’il soit possible de les identifier.
Tout en faisant des yeux le tour de l’ancien réfectoire, Pendergast cherchait désespérément à comprendre le message que tentait de lui faire parvenir son inconscient. Il sentait confusément que la solution se trouvait là, tout près, à portée de main, avec l’impression frustrante qu’il ne parviendrait jamais à la saisir.
Il serait toujours temps de revenir plus tard dans cette pièce cruciale pour sa quête. Il rebroussa chemin et traversa à nouveau le hall d’entrée pour pénétrer cette fois dans la bibliothèque. Comme toujours, il s’arrêta quelques instants sur le seuil le temps de s’imprégner de l’atmosphère studieuse qui régnait dans ce temple de la connaissance. Des dizaines et des dizaines de rayonnages couverts d’ouvrages réels ou imaginaires s’étageaient du sol au plafond, sur deux étages. S’approchant d’une étagère voisine de la porte, il parcourut des yeux les tranches des livres avant de s’arrêter sur celui qu’il cherchait. Il le bascula en arrière comme pour le sortir, déclenchant un mécanisme parfaitement silencieux qui fit pivoter tout un pan de mur.
Brusquement, Pendergast se retrouva dans la vieille demeure de Leng sur Riverside Drive, au milieu de l’immense pièce de réception où se trouvaient réunies les précieuses collections de son arrière-grand-oncle.
Visiblement surpris d’être là, il eut un instant d’hésitation. Depuis des années qu’il explorait en tous sens la maison de son enfance, c’était la première fois qu’un télescopage de ce genre se produisait.
Il porta autour de lui un regard curieux sur la masse des objets drapés et des trésors dans leurs vitrines, et ce court instant d’indécision lui permit de comprendre la raison de ce transfert. En pénétrant dans la maison de Leng en compagnie de Nora, il avait été frappé, par la familiarité des lieux : le vestibule, la salle d’exposition tout en longueur, la bibliothèque à deux étages... Il verrait enfin d’en comprendre la raison ; au moment de faire construire sa maison de Riverside Drive, Leng avait voulu recréer à sa façon l’atmosphère de la vieille propriété des Pendergast sur Dauphine Street.
L’inspecteur venait enfin de comprendre ce qui l’interpelait depuis le début. Tout du moins en partie.
En évoquant le passé tumultueux du grand-oncle Antoine, sa tante Comelia lui avait précisé qu’il avait quitté La Nouvelle-Orléans et s’était réfugié chez les Yankees, ce qui était vrai. Mais, de même que tous les autres héritiers du clan, il n’avait pas réussi à s’émanciper totalement de l’emprise des Pendergast, au point de reconstruire à New York sa version de la Maison de la Rochenoire. Une version détournée, idéalisée, dans laquelle il avait pu entasser ses formidables collections et poursuivre ses sombres expériences, à l’écart de la curiosité des siens. D’une certaine manière, Pendergast lui-même avait agi de même en recréant la Maison de la Rochenoire en pensée, pour y entreposer ses souvenirs et toutes ses connaissances.
Paradoxalement, si le lien entre les maisons de Dauphine Street et de Riverside Drive ne faisait plus aucun doute, l’inspecteur n’en continuait pas moins de ressentir un certain malaise. Un autre indice de première importance lui échappait, sur lequel il ne parvenait pas à mettre un nom. Il décida de laisser libre cours à ses pensées, espérant déclencher une révélation salvatrice.
Leng avait mis toute une vie, ou plutôt plusieurs vies, à construire son cabinet de curiosités. À force de patience et d’opiniâtreté, il avait pu réunir autour de lui l’une des plus belles collections d’histoire naturelle au monde. En regardant attentivement les spécimens de son grand-oncle, Pendergast avait pourtant l’impression d’une œuvre inachevée. Il manquait aux collections de Leng un élément décisif, qui aurait donné tout son sens à ce cabinet d’exception. Depuis l’enfance, Antoine Leng Pendergast n’avait jamais dissimulé sa fascination pour certains objets que son arrière-petit-neveu s’étonnait de ne pas trouver là. Et pourtant, Leng avait disposé de plus d’un siècle et demi pour atteindre la perfection. Un tel mystère appelait nécessairement une explication.
Il était proprement inconcevable que cette collection fantôme, LA collection par excellence, n’existât pas. Et si elle existait bel et bien, elle devait nécessairement se trouver quelque part dans cette maison. Il ne lui restait plus qu’à la découvrir...
Un bruit extérieur, un hurlement lointain, vint brusquement interrompre les pérégrinations mentales de Pendergast qui s’empressa de replonger au plus profond de lui-même avant de perdre le fil. Faisant appel à toutes ses capacités de concentration, il fit des efforts désespérés pour se réfugier dans l’univers ouaté de son esprit.
Au bout d’un temps indéterminé, Pendergast parvint enfin à retrouver dans sa tête l’atmosphère feutrée de la bibliothèque de Dauphine Street.
Prenant le temps de se réacclimater à son environnement mental, il en profita pour méditer sur le problème qui le préoccupait. Fidèle à son habitude en pareil cas, il s’appliqua à consigner les questions qui se posaient à lui sur des feuilles de papier vélin qu’il glissa dans une reliure dorée avant d’insérer le volume ainsi confectionné sur l’un des rayonnages de la pièce, à côté de tomes similaires, tous porteurs de ses interrogations intimes. Ce rituel terminé, il porta son attention sur le pan d’étagère qui s’était détaché du mur un peu plus tôt. Il le fit pivoter et découvrit un ascenseur.
Calmement, il pénétra dans la cabine et entama sa descente.
La cave de l’ancien monastère de Dauphine Street était particulièrement humide, et diverses mousses et lichens avaient poussé sur les murs. Il s’agissait en réalité d’une suite de longues caves voûtées reliées les unes aux autres par des passages grossièrement crépis à la chaux, couverts de vert-de-gris, leurs plafonds bas noircis par des générations de chandelles de suif. Pendergast se fraya un chemin à travers le labyrinthe des caves qui se terminait en cul-de-sac par une petite pièce voûtée. Cette dernière cave était entièrement vide et dépouillée, à l’exception d’un motif en forme d’écusson, taillé au-dessus de l’arche de briques décorant l’un des murs. Ces armoiries représentaient un œil ouvert surmontant un croissant de lune et une pleine lune ; au-dessous, on apercevait un lion couché, et Pendergast identifia sans mal les armoiries familiales, celles-là mêmes dont Leng s’était inspiré pour dessiner son propre blason, sculpté au-dessus de l’entrée du 891 Riverside Drive.
L’inspecteur s’approcha et étudia longuement l’écusson, immobile. Puis, plaçant ses deux mains sur la pierre froide, il appuya de toutes ses forces sur un point précis et le mur s’écarta aussitôt, révélant un escalier en colimaçon qui s’enfonçait dans le sous-sol.
En posant le pied sur la première marche, Pendergast sentit un courant d’air frais lui caresser le visage, comme si un spectre brusquement libéré des entrailles de la terre venait lui exprimer sa gratitude. Il repensait avec une certaine émotion au jour, il y a très longtemps, où il avait été initié aux secrets de famille : le double-fond dans la bibliothèque, la longue suite de caves voûtées, le blason à ressort et, enfin, cette descente mystérieuse dans les arcanes du clan Pendergast.
Dans la réalité de la maison de Dauphine Street, l’escalier en colimaçon était extrêmement sombre, et il était hors de question de s’y engager sans une lanterne ou une lampe de poche. Dans la tête de Pendergast, au contraire, le conduit vertical baignait dans une lumière verte irréelle, et il entama sa descente.
L’escalier faisait plusieurs tours sur lui-même avant de déboucher sur un petit souterrain s’ouvrant sur un espace voûté au sol de terre battue. Les murs de brique rouge se rejoignaient en ogive au plafond. Plusieurs rangées de torches éclairaient la pièce, accrochées aux murs, et des blocs d’encens se consumaient lentement dans des braseros de cuivre, couvrant en partie la forte odeur de terre, de pierre et de mort qui régnait ici.
Un chemin de briques, dessiné sur le sol au milieu de la pièce, courait autour d’une série de pierres tombales et de caveaux en marbre. Si la plupart de ces sépultures brillaient par leur simplicité, quelques-unes étaient lourdement décorées d’arabesques. Empruntant le chemin de briques, Pendergast fit lentement le tour des tombes, lisant machinalement les noms familiers gravés sur des plaques de laiton terni.
Pendergast n’avait jamais su pourquoi les carmélites avaient pris la peine de creuser cette crypte, mais elle avait fini par servir de nécropole au clan Pendergast. C’est là que les dépouilles de douze générations de Pendergast avaient trouvé un dernier refuge, qu’il s’agisse des ancêtres de vieille noblesse française de l’inspecteur ou de ses obscurs aïeux cajuns exilés dans les bayous de Louisiane. Les mains derrière le dos, Pendergast s’attardait ici et là pour déchiffrer un nom ou regarder une date. Il passa ainsi devant la sépulture de Henri Pendergast de Mousqueton, un charlatan et arracheur de dents de la fin du XVIIe siècle qui vendait des remèdes de bonne femme aux plus crédules entre deux tours de passe-passe et autres saynètes comiques. Dans un mausolée orné de tourelles néo-gothiques en quartz reposait Edward Pendergast, célèbre médecin de Harley Street dans le Londres du XVIIe siècle. Un peu plus loin, une plaque célébrait la mémoire de Comstock Pendergast, célèbre disciple de Mesmer, magicien reconnu, et maître de Harry Houdini.
Pendergast poursuivit sa promenade à travers la forêt de ses ancêtres, s’attardant sur les sépultures d’un peintre, de quelques meurtriers, d’acteurs de music-hall et de violonistes prodiges. Il s’arrêta enfin devant un mausolée plus grandiose et prestigieux que les autres, une pièce montée de marbre blanc, reproduction en miniature de la Maison de la Rochenoire.
Il s’agissait du caveau de Hezekiah Pendergast, son arrière-arrière-grand-père.
L’inspecteur fit courir son regard sur les tourelles et les épis de faîtage, les pignons et les fenêtres à meneaux. Lorsque Hezekiah Pendergast avait atteint l’âge adulte, la fortune des Pendergast avait pratiquement disparu et il s’était retrouvé sans le sou, plein d’idées et d’ambitions. Il avait commencé par vendre des élixirs et des potions miraculeuses au sein d’une troupe ambulante, avant d’être reconnu comme un omnipraticien de génie dont les remèdes guérissaient tout ou presque. Au cours de ses tournées à travers le Vieux Sud, il proposait ses services entre le numéro d’Al-Ghazi, contorsionniste en tout genre, et celui de Harry M. Parr, instructeur canin. Une fois le spectacle terminé, les potions d’Hezekiah Pendergast se vendaient comme des petits pains, même à la somme astronomique de cinq dollars le flacon. Le temps de quelques tournées triomphales, et Hezekiah Pendergast avait pris la tête de sa propre troupe ambulante. Ses notions médicales, mais surtout ses dons commerciaux, lui avaient rapidement permis d’imposer son Élixir Fabuleux et Fortifiant Glandulaire à travers la jeune Amérique où il était devenu l’un des médicaments les plus usités de son temps, assurant au passage la fortune de son concepteur.
Pendergast baissa machinalement les yeux, hypnotisé par l’ombre de mystère qui entourait le caveau de son aïeul.
Quelques mois après son adoption par le grand public, les plus folles rumeurs couraient déjà sur l’Élixir Fabuleux d’Hezekiah. On disait qu’il rendait fou et provoquait des grossesses monstrueuses, quand il ne guérissait pas ses utilisateurs pour l’éternité, ce qui n’empêchait pas les ventes d’augmenter régulièrement. De nombreux praticiens s’étaient élevés contre un remède jugé dangereux pour ses utilisateurs, chez qui il provoquait des troubles mentaux et une forte dépendance, mais les ventes redoublaient. Hezekïah Pendergast avait même commercialisé une variante pour les bébés, garantissant « la tranquillité chez l’enfant », comme l’annonçait la publicité. Un journaliste du Colliers Magazine avait fini par dénoncer l’élixir Pendergast en démontrant, avec l’aide d’un chimiste reconnu, qu’il s’agissait d’un mélange hautement toxique composé de chloroforme, d’hydrochlorure de cocaïne, d’acétanilide et de plantes. Les plaintes s’étaient accumulées et la production avait finalement été arrêtée, mais pas avant que la propre épouse d’Hezekiah ne succombe aux effets de cet élixir miracle, pour en avoir abusé.
Il s’agissait de Constance Leng Pendergast, la mère d’Antoine.
Pendergast allait s’éloigner du caveau lorsqu’il s’arrêta brusquement pour jeter un regard à la sépulture voisine. Un caveau de granit brut, nettement moins prétentieux, avait été érigé à côté de celui d’Hezekiah. Sur une plaque commémorative, on pouvait lire ce simple mot : Constance.
Les paroles de sa grand-tante lui revenaient soudainement en mémoire : Par la suite, il a commencé à traîner là où tu sais. Tu vois ce que je veux dire...
Pendergast avait entendu dire que l’oncle Antoine avait été pris d’une attirance morbide pour la nécropole familiale au lendemain de la disparition de sa mère. À longueur d’année, il passait ses journées assis à côté du caveau maternel, à répéter les tours de magie que lui avaient enseignés son père et son grand-père. Antoine réalisait également des expériences de chimie, mettant au point des panacées et des poisons qu’il testait sur les animaux. Que lui avait dit d’autre la tante Comelia ? On prétendait qu’il était plus à l’aise en compagnie des morts que des vivants.
Les bruits qui couraient sur l’oncle Antoine dépassaient de loin ce qu’avait osé lui raconter la tante Cornelia ; il n’était pas question de ses relations avec Marie LeClaire, mais d’expériences scandaleuses liées à la mort, pratiquées dans le secret des caveaux mortuaires. On murmurait même qu’il s’agissait là de la véritable raison du bannissement d’Antoine, chassé de la demeure de Dauphine Street pour des motifs inavouables. Mais Antoine ne se passionnait pas uniquement pour son combat avoué contre le vieillissement et la mort. Certes, l’immortalité le fascinait, mais il dissimulait une raison plus profonde, un projet plus insensé encore, dont il avait conservé le secret dans les replis de son âme troublée...
À force de lire les noms gravés autour de lui, Pendergast crut soudain entrevoir la vérité. C’était là, dans ces caves souterraines, qu’Antoine avait passé sa jeunesse à jouer, à étudier, à collectionner ses premiers trophées. C’était là qu’il avait réalisé ses toutes premières expériences de chimie ; c’était donc là, au cœur de la terre rédemptrice, qu’il devait avoir entassé son extraordinaire collection de plantes médicinales, de composants chimiques et de poisons. La température et l’humidité restaient constantes dans ce havre de paix, faisant de ce lieu retiré un entrepôt idéal pour ses précieuses collections.
Soudain pressé, Pendergast fit demi-tour et repartit par le chemin de briques avant de retrouver le souterrain et l’escalier en colimaçon pour émerger enfin dans la conscience de l’instant présent. Il savait maintenant où trouver la collection manquante d’Antoine Pendergast, alias Enoch Leng, dans la vieille demeure de Riverside Drive.